Open Source National ?

Pas de souveraineté nationale pour la démarche humaniste de l'open source

Faut-il un "Cloud français", un "moteur de recherche français", du "big data français" ? Une chose est certaine, il faut que la France, ses chercheurs et ses entreprises, soit au plus haut niveau dans tous les domaines de pointe de l’informatique. Et ces domaines de pointes sont souvent faits de logiciels open source. Mais l’open source peut-il, doit-il, être spécifiquement français ? L’open source est-il du ressort de la connaissance partagée, sans frontières ? Est-il universel et humaniste ? Ou bien un modèle économique d’entreprise, un outil marketing ? Un terrain de guerre économique, un enjeu de compétitivité industrielle ?

Pour y répondre, il convient, comme souvent en matière d’open source, de distinguer l'univers non marchand, celui des fondations et de communautés, et l'univers marchand, celui des éditeurs de logiciel open source. Considérons aujourd'hui le premier. 

L’open source des fondations, l’open source de l’univers non marchand, relève d’une démarche humaniste, par laquelle nous bâtissons ensemble un patrimoine de connaissances, disponible pour l’humanité entière, sous la forme de code source. Pour autant, la motivation des contributeurs, qui sont pour une large part des entreprises, n’est pas philanthrope. Ils visent un bénéfice économique assez direct, avec la mutualisation à grande échelle de son investissement de recherche et développement. L’humanisme n’est pas le moteur principal, c’est un effet de bord.   

Les grands projets de cet univers, par exemple ceux de la fondation Apache, sont à une échelle globale. Ils sont utilisés dans le monde entier, sont souvent devenus des standards, et leurs contributeurs sont de tous les pays. Certes, la fondation Apache est installée aux États-Unis, et l’essentiel des échanges s’y fait en anglais, mais la gouvernance des projets ne donne aucune prééminence particulière aux Américains. Elle est fondée sur la méritocratie très simple : ceux qui contribuent le plus et le mieux ont le pouvoir. Et il existe de nombreux projets dont le leadership n’est pas américain. 

Lorsque des projets relèvent d’une telle démarche et d’une telle gouvernance, et sont déjà reconnus, lancer un projet open source concurrent, soit-il français, n’est pas toujours une bonne idée. C’est un phénomène bien connu, mais regrettable : tout le monde aimerait avoir "son projet", plutôt que de contribuer aux projets "des autres". À la fois parce qu’il y voit une plus grande gloire, parce que l’informaticien en général est tenté de refaire les choses à sa façon, et parce que comprendre ce qu’on fait les autres est difficile. Mais, bien que très humaine, cette tentation a pour effet de disperser les efforts, et amène donc une moindre dynamique de progrès. Pour autant, la concurrence peut aussi être bénéfique, si véritablement le nouveau projet a des ruptures positives à proposer : on parle parfois de darwinisme dans l’open source.

Revenons à la question posée : faut-il oeuvrer pour que ces programmes relevant de l’open source non marchand soient davantage français ?

Nous pensons que non que dans cette démarche humaniste, la nationalité du logiciel importe peu. Il faut que les informaticiens et entreprises françaises soient de plus grands contributeurs de ces logiciels.   Les entreprises françaises qui auront fait cet investissement auront acquis une expertise précieuse, elles pourront mieux déployer ces logiciels au service de leurs clients, elles auront construit un avantage compétitif. Et elles auront gagné, au passage, une voix dans la gouvernance. 

Et cependant, il serait bon qu’une fondation open source semblable à la fondation Apache puisse voire le jour en Europe. Non pour lui faire concurrence, mais pour la compléter : les domaines où l’open source se déploie sont innombrables, et tous ne sont pas encore couverts. On peut imaginer que les entreprises françaises et européennes participeraient plus facilement aux projets d’une fondation plus proche d’elles. La fondation sélectionnerait quelques projets dont le caractère d’utilité publique serait manifeste, et des mesures fiscales encourageant la participation à ces projets donneraient un élan extraordinaire à l’open source en France, mais aussi à l’innovation et à la compétitivité.

Mais sur le fond, de même que les nations savent travailler ensemble au CERN, et financer ensemble ces recherches, de la même manière le patrimoine open source doit être alimenté conjointement. Les questions de souveraineté technologique et d'indépendance nationale ne sont pas hors de propos, mais pour y travailler, la meilleure démarche est que chaque pays tienne son rang dans l'effort commun, en aidant ses chercheurs et ses entreprises à cultiver et maîtriser ces logiciels open source qui deviennent les standards de l'informatique.

L'open source n'est pas qu'affaire de biens communs, il relève aussi d'un univers marchand, et nous verrons dans un prochain article qu'il s'analyse différemment.

Aider l'open source français

Faut-il un "Cloud français", un "moteur de recherche français", du "big data français" ? Dans pratiquement tous les domaines de pointes, le logiciel open source joue un rôle central.   Mais l’open source peut-il, doit-il, être spécifiquement français ?  

Nous avons vu précédemment que dans la démarche humaniste de l’open source non marchand, celui des fondations et des communautés, la nationalité du projet importait peu.  Mais l’open source n’est pas qu’affaire de biens communs, il existe aussi des entreprises qui ont construit leur modèle économique sur la création et la diffusion de logiciels open source. Ce sont en premier lieu les éditeurs open source, ils sont au cœur d’une filière industrielle où figurent aussi nombre de prestataires de services open source, d’intégration, de formation, de support, d’hébergement.  Comme en témoigne une récente étude menée par le CNLL, cette filière comporte beaucoup d’entreprises de petite taille, qui sont en croissance malgré la crise.

Doivent-ils être français ?   Ici, sans hésiter, on répondra Oui, évidemment : il faut qu’il y ait davantage d’éditeurs open source français, et surtout qu’il y en ait davantage qui réussissent à l’échelle globale où se joue le marché du logiciel. Les éditeurs et intégrateurs open source sont des entreprises souvent jeunes et dynamiques et certains sont déjà sur un marché mondial. Ils sont les catalyseurs d’un large écosystème qui représente 30 000 emplois en France, et porte une croissance annuelle de près de 30 %. 

Il faut qu’ils réussissent, qu’ils exportent, qu’ils conquièrent le monde, c’est une évidence. Ils sont la relève des industries anciennes déclinantes, et il nous semble que le gouvernement devrait s’en préoccuper plus encore.

Justement, c’est la question plus particulière que l’on veut poser ici : faut-il les aider les entreprises françaises dans leur R&D open source ? 

Les éditeurs open source sont parmi les premiers visés par les dispositifs d’aide à la R&D dans le logiciel. Au sein du pôle de compétitivité Systematic-Paris-Region,le Groupe Thématique Logiciel Libre(GTLL) a fait éclore 33 projets en 5 ans, représentant un effort de R&D open source de plus de 140 millions d’Euros.

Si l’État aide la R&D, y compris open source, des entreprises françaises, ce n’est pas pour faire progresser la connaissance et la technologie en général, mais pour les aider spécifiquement à être mieux armées que leurs concurrents, en particulier étrangers. Nous ne sommes plus ici dans la sphère humaniste. Cette finalité nationale est légitime, puisque ces aides de l’État proviennent des impôts et taxes prélevés sur les entreprises et les contribuables français : d’une certaine manière, il s’agit de rendre aux entreprises françaises une partie de ce qui leur a été pris, sous la condition d’une utilisation bien définie, jugée bénéfique pour l’économie.

En ces temps de crise, tant de l’économie que des finances publiques, les pouvoirs publics seront naturellement soucieux des retombées de leurs aides, tant de manières directes par les emplois de R&D induits, que de manières indirectes et avec effet de levier fort, par la compétitivité améliorée des entreprises qui en bénéficient. En clair : les aides, et les retombées des aides ne doivent pas quitter la France, et même, pour certaines, la région ; si elles bénéficiaient à d’autres, elles perdraient leur caractère de différentiels compétitifs.

L’open source a quelques caractéristiques fondamentales qui se prêtent mal à ce cloisonnement, du moins qui lui confèrent une moindre étanchéité. Comme on le sait, un logiciel open source peut être librement utilisé, étudié, modifié et redistribué, sans condition. Ainsi, un logiciel open source novateur, issu d’un projet ayant bénéficié d’aides publiques françaises ou européennes, pourra servir aux concurrents étrangers des entreprises françaises. Et les entreprises qui ont participé à ce projet, et qui ont elles-mêmes financé l’investissement ne pourront revendiquer un monopole dans l’exploitation de ce logiciel.

Il est donc essentiel de faire comprendre aux pouvoirs publics que, même en l’absence de monopole d’exploitation, la R&D fondée sur l’open source est un vecteur puissant de compétitivité. Et de parvenir à faire évoluer les dispositifs d’évaluation, mais aussi de construction des projets, pour en tenir compte.

La démonstration est assez facile : il existe tellement d’entreprises éditrices de logiciel open source qui ont connu un succès rapide et mondial. On peut citer quelques champions français de l’open source, parmi lesquels Talend, Nuxeo, Sensio (Symfony), Obeo, Nexedi, etc. 

Open source ou non, l’éditeur d’un produit conserve une légitimité incontournable, quasiment exclusive, pour commercialiser une variété de services autour de son produit, et construire un modèle économique solide. Un éditeur open source permet à une majorité d’utilisateurs de son produit de l’utiliser sans être source de revenus pour l’entreprise et si cela lui posait problème, il faudrait qu’il change de modèle. Le deal fondateur du modèle est en général celui-ci : le caractère open source permettra une diffusion mondiale ultrarapide – si le produit est bon, bien sûr – et le fait qu’une partie seulement des utilisateurs soit source de revenus pour l’éditeur est une concession nécessaire pour ce marketing planétaire gratuit.   Et si tant d’éditeurs nouveaux font le choix de ce modèle, c'est que le deal est favorable, bien sûr.

Il est vrai qu’un concurrent pourrait proposer une gamme de services autour du même produit, sans avoir investi pour le créer. À commencer par des services de support. Il pourrait aller plus loin même, et créer un "fork" du produit, c'est-à-dire une branche de développement nouvelle. Tout cela est autorisé, irrévocablement, par une licence open source. Mais dans la pratique, ça n’arrive que très peu. Le coût serait énorme, et la légitimité de l’éditeur sur le support du produit que ses équipes ont bâti est difficile à concurrencer. De plus, on peut imaginer que les clients eux-mêmes hésiteraient à envoyer leur budget de support à ces concurrents moins experts, et à mettre en danger la pérennité du produit.  

Dans la pratique, les "forks" sont très rares, et sont plutôt initiés, non par des entreprises concurrentes, mais par des communautés craignant qu’un produit open source ne se referme, que l’éditeur ne le transforme en produit propriétaire.

Il faut évidemment des éditeurs open source français, il en faut plus et de plus grands, et tant mieux s’ils concurrencent des solutions d’autres pays, et tant mieux s’ils gagnent. Eh Oui, il faut les aider à se lancer et à se développer. Le modèle open source, s’il permet en général une meilleure diffusion de la connaissance, n’empêche pas la construction d’un avantage compétitif fort, de barrières à l’entrée en forme d’expertise unique. Si les éditeurs de logiciels font le choix de l’open source, c’est qu’ils ont bien compris que ce sera un atout pour eux, sur leur marché national et plus encore pour conquérir le monde.

Patrice Bertrand, Fondateur et Directeur Général de Smile

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